51.
963 ans avant Jésus-Christ.
Royaume de Judée.
Jérusalem.
Jusque-là le pays était dirigé par l’assemblée des Sages des 12 tribus d’Israël. Il n’y avait pas d’armée de métier. Les défenseurs du territoire n’étaient autres que des laboureurs-soldats, c’est-à-dire que bergers et paysans prenaient les armes lorsque les frontières étaient attaquées. Mais, les tentatives d’invasion étant de plus en plus nombreuses et meurtrières, au nord par les Philistins, au sud par les Égyptiens, les Hébreux avaient finalement accepté l’idée de créer une armée professionnelle permanente.
Cependant, pour payer ces soldats spécialisés il fallait des impôts. Et pour avoir des impôts il fallait une administration. Et pour diriger cette administration il fallait un pouvoir exécutif centralisé. Les habitants de Judée étaient ainsi passés du système d’assemblée des Sages des 12 Tribus à un système de type égyptien, avec un roi à la tête d’un gouvernement et d’une administration.
Le premier roi désigné fut Saül. Il avait été choisi pour ses talents de stratège et son charisme naturel.
Le deuxième roi fut David, autre fin stratège, vainqueur des Philistins et notamment du géant Goliath.
Le troisième roi fut son fils Salomon.
Salomon renforça l’armée, signa des traités de paix avec ses voisins et décida de lancer la construction d’un temple géant qui concentrerait les plus grandes découvertes architecturales et artistiques de son époque.
Il réunit les représentants des 12 Tribus et leur demanda pour ce projet monumental un petit effort supplémentaire au niveau des impôts, leur promettant que lorsque le pays serait parfaitement pacifié et le Temple construit, il baisserait la charge fiscale.
Quand le temple de Salomon fut terminé et la paix assurée aux frontières, les Sages des 12 Tribus demandèrent une réunion d’urgence afin que Salomon tienne sa promesse.
Mais le roi était fort ennuyé. Son administration avait pris de l’importance, le personnel était nombreux, et autant il était facile d’engager, autant il se révélait compliqué, voire dangereux, de licencier des préfets, sous-préfets, policiers et militaires. Il découvrait que les impôts étaient une mécanique qui fonctionnait facilement dans le sens de l’augmentation et difficilement dans le sens inverse.
Alors qu’en réunion extraordinaire les Sages des 12 Tribus exigeaient un changement de politique financière, Salomon commençait à perdre pied. C’est alors que l’un de ses conseillers en diplomatie, un certain Nissim Ben Yehouda, se décida à intervenir en lançant une blague pour détendre l’atmosphère.
Les 12 Sages furent surpris, il y eut un instant de flottement, puis tous éclatèrent de rire. Du coup le débat sur la réduction des impôts fut reporté.
Salomon, étonné et soulagé, prit Nissim Ben Yehouda à part pour le remercier de son intervention inattendue.
— Je crois que sans ta blague j’aurais été obligé de revoir toute ma politique économique.
— L’humour est la voie de la spiritualité, dit Nissim. Dieu n’aime-t-il pas la plaisanterie ? Quand il dit à Abraham de venir sacrifier son fils et qu’au dernier moment, alors que ce fils unique est attaché, il lui dit : « Non, finalement, c’était une blague », n’est-ce pas de l’humour ? D’ailleurs ne l’avait-il pas prénommé Isaac, ce qui signifie littéralement « Celui qui rit » ?
— C’est vrai, je n’y avais jamais songé.
— L’humour est la solution à tous les problèmes, Majesté.
— En tout cas, c’est déjà un moyen de faire supporter plus facilement les impôts aux Sages de l’assemblée des 12 tribus.
Après cet incident, le roi Salomon décida de nommer Nissim Ben Yehouda conseiller à la communication personnelle, en plus de ses fonctions diplomatiques.
Un jour, voyant que les phrases que lui inspirait Nissim lui permettaient de tout faire passer auprès des représentants des tribus, mais aussi auprès de ses sujets, Salomon le convoqua.
— Nissim, je voudrais que tu m’apprennes à être drôle même quand je ne suis pas avec toi.
— En fait, Majesté, l’humour est une science.
— Mais non, c’est intuitif, c’est un truc à piger et ensuite on le garde.
— Pas du tout. Regardez. Dans chaque blague il existe par exemple un principe de rythmique ternaire.
— De quoi parles-tu ?
— Je vais vous donner un exemple. Celui d’une fête. Une personne entre avec une tunique verte à rayures rouges. Le fait surprend. Une deuxième personne entre avec une tunique verte exactement similaire, le fait surprend encore plus. Mais lorsque apparaîtra une troisième personne avec une tunique verte à rayures rouges le fait fera rire. C’est la magie du chiffre 3.
— Tu as raison ! Apprends-moi l’humour, Nissim.
— Première règle, ne jamais annoncer « je vais vous faire rire » ou « j’en connais une bien bonne ». Le rire ne s’annonce pas, il doit surprendre.
Le roi commence à être intrigué.
— Deuxième règle. Ne jamais rire avant. C’est placer la barre très haut et il est ensuite difficile de l’atteindre. Donc vous dites « je connais une histoire » et vous la racontez normalement. L’effet comique sera la fin inattendue. Allez-y, Majesté !
— « Allez-y » quoi ?
— Racontez une blague. Une devinette par exemple.
— Je n’en connais pas.
— Eh bien, comment faire pour avoir une femme belle, intelligente et gentille ?
— Je ne sais pas.
— Il suffit d’en avoir trois.
— Ah, pas mal ! Encore ton chiffre 3 n’est-ce pas ?
— … Et l’adaptation à celui qui écoute la blague. Vous avez un harem avec 900 femmes, alors cette blague prend pour vous un sens particulier, Majesté.
Salomon, qui n’avait pas fait le rapprochement, rit une seconde fois.
— Allez-y, racontez-la-moi en retour.
Il obtempéra.
— Non, vous souriez. Ne pas sourire. Rester sérieux.
Le roi Salomon recommença.
— Non, vous retenez un petit rire à la fin de la blague. Si vous voulez que les autres rient, il ne faut pas rire vous-même.
Il se reprit et énonça à nouveau la blague.
— Ensuite, toujours prendre le contre-pied. Peut-être pourriez-vous le mettre en pratique pour vous exercer ? Par exemple dans vos activités quotidiennes. Quel est l’emploi du temps de Votre Majesté cet après-midi ?
— J’ai la justice à rendre.
— Eh bien, pour votre jugement, essayez le contre-pied. Quelle que soit la situation. Ce sera votre premier exercice d’humour.
Le roi Salomon accepta de relever le défi.
Peu après, on lui présenta deux femmes qui revendiquaient le même enfant.
À distance, Nissim Ben Yehouda l’encourageait.
En bon élève de son conseiller, le roi Salomon chercha une idée, et prononça ce qui lui semblait la phrase la plus incongrue dans cette situation dramatique :
— Qu’on coupe le bébé en deux et qu’on en donne la moitié à chacune, puisqu’elles le veulent toutes les deux.
Cela ne fit rire personne. Cependant la réaction des plaignantes fut étonnante.
La première dit :
— Je me soumettrai à la décision de mon roi.
Mais la seconde s’écria :
— Non ! Je renonce ! Je préfère voir mon fils vivant avec la mauvaise mère que mort avec moi.
Alors le roi Salomon, s’adaptant rapidement et ravalant sa déception, annonça :
— Qu’on le donne à cette femme, car pour avoir songé au bien de l’enfant elle est forcément la vraie mère.
Applaudissements. Et tout le monde de vanter la sagesse du roi.
— Zut, j’ai raté mon effet, reconnut Salomon en rejoignant Nissim.
— C’est sûr. Personne n’a ri. Ils ont été trop surpris. Il faut doser l’effet. Nous y travaillerons encore, Majesté.
Cependant, l’histoire du bébé coupé en deux connut un grand succès. On se la raconta de par le monde, non pour rire, mais pour réfléchir. Si bien que tous les rois des pays étrangers rêvèrent de rencontrer ce monarque au jugement si subtil.
Attirée par tant de sagesse, la reine du pays de Saba s’en vint ainsi lui rendre visite.
Nissim Ben Yehouda prépara Salomon.
— Pour faire rire, faites le contraire de ce que l’on attend de vous. Toujours penser « Cassure », « Surprise », « Effet-choc », « Rupture de logique ».
Le soir même, dans la salle de réception, toute la Cour était assemblée : ministres, préfets, diplomates, attentifs à accueillir la délégation de la reine africaine. Plus quelques centaines de femmes du harem personnel du roi.
La reine de Saba fit déposer ses cadeaux aux pieds de Salomon, et se lança dans un long et élogieux discours qu’elle avait pris soin de faire traduire en hébreu.
Puis le silence se fit. On attendait la réponse de Salomon. Le roi jeta un regard à Nissim Ben Yehouda, qui lui adressa un clin d’œil en signe d’encouragement.
Salomon se lança :
— Eh bien, chère Reine du grand pays de Saba, vos mots me touchent d’autant plus que je ne suis pas insensible à votre grande beauté. Aussi, plutôt qu’un long discours, je vous propose de… venir honorer ma couche dès ce soir.
Le roi sourit, guettant les éclats de rire. Mais rien ne vint.
Toute l’assistance s’était figée, hébétée.
La gêne écrasait les deux camps. Les femmes du harem, vexées, sortirent précipitamment de la salle.
Un long silence pesa sur l’assistance.
Le roi Salomon chercha du regard Nissim, qui secouait la tête, navré.
Le monarque faillit s’excuser, s’expliquer, et même rire pour tenter de rectifier. Mais il se souvint du conseil de Nissim : « Ne jamais rire de ses propres blagues. »
Il assuma donc jusqu’au bout, prit la main de la reine de Saba et, devant l’assistance médusée, scandalisée, la guida vers la chambre royale.
Salomon ne s’avoua pas vaincu. Avec la détermination qu’on lui connaissait en toute chose, il continua de travailler avec Nissim pour développer son sens des « phrases qui font rire ».
— L’humour a une fonction d’exorcisme, assurait Nissim. Il chasse ce qui nous fait peur. Voyons, quelle est votre plus grande peur, Majesté ? Nous allons essayer d’en rire. Ce sera notre prochain exercice.
— Ce qui me fait peur ? Ma mère. Bethsabée. Quand elle s’énerve elle me transforme en enfant.
— Très bien. Pour ne pas citer son nom, nous dirons « une mère juive ».
Le roi Salomon chercha quelque chose de drôle sur sa mère, mais le sujet lui semblait trop tabou.
— Aide-moi, Nissim.
— Voyons. Qu’est-ce qui vous énerve le plus chez elle ?
— Elle surveille tout ce que je fais. Elle porte un avis sur tout. Et quoi que je fasse, j’ai l’impression que ce n’est jamais assez.
Nissim esquissa un sourire.
— À quoi reconnaît-on une mère juive, Majesté ?
— Je ne sais pas.
— Si vous vous levez la nuit pour aller aux toilettes, quand vous revenez… votre lit a été refait !
Salomon pouffa de rire.
— À vous, Majesté.
— Je ne trouve pas. Montre-moi une autre idée sur le même thème.
Nissim Ben Yehouda chercha, puis sourit de plus belle :
— Trois mères juives discutent sur un banc. La première soupire « Oyh, oyh, oyh », la deuxième émet à son tour un « Ay, ay, ay », et la troisième réagit aussitôt : « Ah non. On avait promis de ne pas parler de nos enfants. »
Nouvel éclat de rire royal.
— Comment fais-tu, Nissim, pour les trouver aussi facilement ?
— Je regarde les gens dans la rue, je les observe dans leurs bizarreries. Après je me demande comment utiliser ça « autrement ».
C’est ainsi que Nissim inventa les premières blagues sur les mères juives en compagnie du roi Salomon.
Le lendemain, il adressa une étrange demande à son roi :
— Je voudrais créer un groupe qui travaillerait sur l’humour comme une science nouvelle, Sire.
— Je ne comprends pas, l’humour n’est pas une science. C’est un divertissement.
— Ce n’est « pas encore » une science mais il peut le devenir. J’aimerais réunir ici quelques talents et créer un atelier de l’humour. Il me faudrait au départ trois assistants de mon choix et une salle discrète, pour qu’on soit tranquilles. Serait-ce possible, Majesté ?
Salomon lui donna son accord, mais sans percevoir ce que pourrait apporter un « atelier de l’humour ».
Plus tard, le roi d’Israël écrivit un recueil de blagues qu’il intitula par dérision : « Cantique des cantiques » (jeu de mots difficile à traduire). Puis un second qu’il baptisa « le Livre des blagues », mais qui serait traduit par « Livre des Proverbes ». Pour faire plus sérieux.
Car c’était le drame du roi. Chaque fois qu’il lançait des blagues on les prenait soit pour des phrases de sagesse, soit pour des envolées de poésie. Nul ne percevait son second degré. De toute façon, on considérait que ce n’était nullement la fonction d’un roi de plaisanter, gravité et sérieux devant demeurer au contraire l’apanage de la royauté. Ce qui le navrait.
L’une de ses blagues connut ainsi un énorme succès à travers les siècles : « Homme, tu es poussière, et tu redeviendras poussière. » Censée être comique, elle serait mal interprétée et utilisée comme sentence mystique par les prêtres de pratiquement toutes les religions, au pied des cercueils.
Pendant ce temps, aux étages inférieurs du palais, dans une salle souterraine inconnue de tous, Nissim Ben Yehouda et trois de ses disciples inventaient une science nouvelle : la science du rire. Et ils s’émerveillaient chaque jour davantage des possibilités extraordinaires de cette science.
Grand Livre d’Histoire de l’Humour. Source GLH.